11.2.08

Which countrrry frrrom ?

Une brume épaisse recouvre la campagne de son linceul laiteux. L'ambiance cotonneuse assourdit le grincement des vélos Hero. Les rayons blanchâtres du soleil luttent pour percer la barrière de brouillard, dévoilant çà et là les silhouettes éthérées des sals flottant dans l'air, l'ombre des tridents de Shiva sur les temples bleutés. L'odeur épicée du tchaï, les volutes sucrées s'échappant d'une gargote annoncent le petit déjeuner.
- Do tchaï; do chana; do longlata.
Un indien, la tête emmitouflée dans une couverture fushia se rapproche, un deuxième le rejoint, un troisième les suit...un quatrième...puis...
Une foule compacte nous entoure en une ronde de regards noirs étranges. Regards curieux, indifférents. Pas un sourcillement, pas un son, un banc d' yeux fixes passant à travers nous de tout côté. La Caméra suscite une onde évanescente. Ils se rapprochent grignotant encore quelques centimètres d'intimité.
- Which countrry frrom ? Frrance ! Verry, verry countrry !
Les têtes se mettent à dodeliner, les visages s'illuminent, les rires explosent, les mains s'éjectent de dessous les couvertures en une chorégraphie parfaite pour toucher l'écran. Nous payons " Pipty pipe rroupies, only " et comme pour une haie d'honneur ils nous suivent jusqu'à la route pour ne pas en perdre une miette. Ils sont charmants. Il est 9 heures du matin.
Les arbres au loin se couchent sur la route formant un tunnel où les silhouettes fragiles et élégantes des bicyclettes disparaissent dans l'horizon. Des charrettes tirées par des boeufs blancs à grosse bosse avancent au ralenti et semblent sortir d'un autre siècle. Devant les maisons de toits de chaume, les gamins crient " Tata ! Tata! " en nous montrant du doigt. Cling, cling ! Un jeune étudiant souriant pédale à mes côtés et entame la conversation par un " Which countrry frrom ?" Nos épaules se touchent presque, il me suit comme le reflet d'un miroir, impassible.
Au bout d'une heure, après avoir répondu à " What is yourr fatherr name? Do you like cow? ", après m'être pris de front tous les nids de poule géants, je craque. SEULE, envie d'être seule. Je tente quelques accélérations surprises et inlassablement il réapparaît comme mon ombre avec son air ravi. " My name is Krishna Sharma Jairam Shri! Nice to meet you. "
Pour le déjeuner, nous avons établi un plan et nous engouffrons à la vitesse grand V dans un petit resto sans stagner plus de 2 secondes montre en main. Opération réussie. La foule s'agglutinent dehors autour des vélos, piégée comme des guêpes sur un bol de confiture. Nous avalons notre thali presque tranquilles, mais les voilà qui arrivent bouchant l'entrée du resto en un clin d'oeil. Le patron hurle d'une voix rauque pour disperser les badauds comme on chasserait une bande de chiens errants et crache une giclée de bétel qui s'écrase comme un caillot de sang dans un angle déjà souillé depuis des générations. D'un signe du menton, il nous fait signe de déguerpir. Question de sécurité. Mon regard cherche à se perdre dans les nuages mais croise le sourire charmant et tendre de Krishna qui a attendu dehors. Soupir. Je rêve d'une île déserte, d'une retraite mystique dans les himalayas. Krishna renchérit: "Indian people like you verry, verry. And you ?" Je culpabilise, l'ombre d'un petit diable cornu au dessus de ma tête, mais je lui souhaite tout bas la pire des réincarnations: le chien.
En fin d'après midi, nous cherchons un hôtel. Les vélos, les rickshaws, les charrettes, les tempos, les Tatas, les véhicules de tout poil, véritables machines infernales à la Tinguely ainsi que les vaches, les buffles, les chèvres, les boucs s'agglutinent sur la chaussée en un bruit incessant de sonnette, de klaxon, de meuglement, de bêlement, de " Which country?" . Je me surprends à avoir des tics nerveux. Je ne vois plus que leurs yeux douloureux, leur barbe drue, leur bouche rouge sang, leurs haillons déchirés, leurs dents rongées, leur peau piquée, leurs ongles incarnés, leurs jambes noueuses... Un militaire les disperse avec son grand bâton de bois et la circulation redémarre.
. Do tchaï; do chana; do longlata : Deux thés au lait; deux assiettes de pois chiches; deux beignets au miel.
. Thali
: Plateau compartimenté comprenant des lentilles, des légumes, du riz blanc.


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